mercredi 24 février 2016

Mont Taranaki










Tongariro Alpine Crossing
































Des tâches de couleur



Il y a déjà un petit moment que je n'ai pas donné de nouvelles "géographiques". Depuis mon arrivée à Bluff, au bout de l'île du Sud.
Il y a 1000 kilomètres de cela. J'ai depuis repris le ferry vers l'île du Nord, et c'est depuis Ohakune, en bordure du Tongariro National Park que j'écris ces lignes. J'attends une fenêtre météo pour pouvoir effectuer le Tongariro Crossing ainsi que l'ascension de deux volcans.
Mais cela semble très compromis pour au moins quelques jours.

Quand j'étais petit, en maternelle, pour mieux les apprendre, les jours avaient des couleurs. Rose pour le lundi, vert pour le mardi, le mercredi en bleu, un jeudi aux tons jaunes, tandis que le vendredi se parait de violet. Le samedi était tout rouge en regard de la blancheur du dimanche.

Les choses ont bien changé. Je dois dire que sur la route mes journées sont bien souvent multicolores.

Multicolores car il y a un peu de lundi, un peu de mardi, un peu de mercredi, un peu de jeudi, un peu de vendredi, un peu de samedi et un peu de dimanche partout et tout le temps.

Que ce soit la roseur d'un horizon limpide à l'aube, laissant augurer des belles heures à venir.
Le vert des collines ondoyantes où s'étend la végétation luxuriante.
Le bleu des lacs d'altitude, électrique et glacial.
Le jaune des champs de blé, rappelant des souvenirs de moutons et de Petit Prince.
Le violet songeur du ciel, lorsque le soleil, fatigué de briller, s'en est allé se coucher.
Le rouge discret du drapeau national, flottant fièrement aux façades des bâtisses ancestrales.
Le blanc enfin de l'écume qui s'accumule en volutes légères avant de finir sa course dans la brume.

Ainsi, je me surprends parfois à être ce peintre qui choisit au gré du hasard les différents tons qui composeront mon tableau.
Et je joue alors avec les couleurs.

Mon guidon est mon chevalet.
L'horizon mon inspiration.
Mon imagination le support de cette toile.
Les yeux mes pinceaux pour effectuer les mélanges les plus judicieux.
Le temps qui passe diluera les nuances à leur juste mesure.

En guise de signature, je ne laisse derrière moi qu'un souffle éphémère dans mon sillage. Quelques secondes de perturbations, un battement d'ailes de papillon à l'échelle du monde.

Ma bibliothèque intérieure est parsemée de ces multiples tableaux multicolores, de ces aquarelles inachevées, de ces portraits rêvés, de ces esquisses sublimées, de ces abstractions manquées, de ces réalités convoitées.

J'aime venir les contempler, non pas pour leur beauté intrinsèque car je ne suis qu'un piêtre artiste, mais pour convoquer les ambiances qui leurs sont associées. Et ces derniers temps, il y a eu un tel empilement de tableaux, que je n'ai pas pris le temps de faire le tri.
J'ai choisi volontairement de les laisser s'entasser pour pouvoir mieux apprécier le prochain, pour pouvoir mieux revenir balayer la poussière, pour pouvoir mieux réordonner les étagères de ce musée vagabond.
Pour ne pas avoir à choisir, pour être tous les tableaux à la fois.

Ainsi de la même façon que le peintre choisit ses couleurs, celui qui écrit doit sélectionner ses mots avec le même soin. La même parcimonie. La même rigueur. Le même besoin d'évasion par rapport à son lecteur.

Car j'ai vécu beaucoup de choses depuis Bluff, je n'ai pas su garder cette discipline. En tout cas pas sur le blog, ce qui explique ce petit retard.

Il y aura donc eu des centaines de tableaux, de couleurs, de dégradés, de mots, de rimes, de silences qui auront émaillé ce temps et cet espace.

Et, bien que je ne puisse rien affirmer avec certitude, je crois que j'en ai surpris parmi eux à goûter la plénitude de l'instant sur un panneau jaune de Bluff, tandis que d'autres prenaient de la hauteur sur les sentiers du Kepler Track, avant de se baigner dans une eau fraîche mais délicieusement bienveillante dans un petit lac au nom imprononçable, se pavanaient sur les hauteurs de Wanaka, avant d'enfiler leur veste de pluie sur la Côte Ouest.
Certains, les plus en forme, sont certainement toujours en haut du Ben Lomond ou du Roy's Peak, ne se lassant pas du panorama proposé, grisés par l'ivresse des cîmes.

Certaines lettres, les plus facétieuses, en rencontrent d'autres de passage, au hasard des vents, pour écrire quelques jolies syllabes suspendues. Mais le vent des vallées tourne souvent, obligeant les lettres à suivre la brise...

D'autres couleurs se sont perdues dans les forêts denses et humides de la Côte Ouest, parfois austère, souvent pluvieuse voire monotone, avant de retrouver la lumière en arrivant au bord de la falaise. Il ne leur faudrait qu'un grand saut pour se jeter du haut des Pancake Rocks et se laisser porter par le courant jusqu'à Greymouth ou Wesport.
Certaines n'aimaient pas trop l'eau salée, alors elles ont décidé de bifurquer vers les courants plus doux, bien que tourmentés des rivières. Franchissant des gorges et des ponts, s'attardant parfois dans les criques, campant assez inconfortablement dans le lit d'une rivière.
Certaines avaient faussé compagnie et avaient fait un bout de voyage avec ce couple d'anglais que je suivais et doublais depuis presque 350km.

A Nelson, la plage immense était un formidable terrain de jeu. Les couleurs, les lettres et les sons également - leurs nouveaux copains - s'en donnaient à coeur joie.
Il est facile de se perdre, c'est un bon prétexte pour ne pas vouloir aller à Picton et reprendre le ferry vers l'ïle du Nord, signe d'un retour approchant.

Les mots d'excuses ont été variés.
Il est facile de se perdre dans les yeux verts d'une Irlandaise j'en conviens. Moins sur une aile de kite-surf. Peut-être dans un bar aux sonorités country entre un banjo et un harmonica, d'accord. Ou au détour d'un virage sur une route sinueuse, sur la Queen Charlotte Drive. A Picton, dans une crême glacée ? Allons..

Certains et certaines ne sont jamais revenus. Je ne leur en veux pas, ils ont choisi leur chemin, tracé leur voie, désobéi peut-être mais ont osé s'affranchir des conventions.
Peu importe qu'ils soient restés dans ces sculptures en bois sur la plage d'Hokitika, sur ce ferry à vapeur à Queenstown ou dans cette ferme isolée en direction de Mavora Lakes.
Ils sont heureux là où ils sont, écoutant leurs envies, leur propre chemin . Et c'est bien là l'essentiel.

Voilà. Voilà pourquoi j'ai perdu un peu de monde en chemin. Un peu de sons, de lettres et de couleurs, un peu de moi aussi peut-être. C'était pas évident de tout rassembler. Elle est vaste, elle est belle, elle est attrayante cette île du Sud. Moi je l'ai adoré, malgré ses caprices.

Ma bibliothèque intérieure est un peu mieux rangée désormais, ça fait du bien. Comme un grand ménage de printemps. Mais ne croyez-pas que rien ne dépasse, que tout est clean et sans vie. On garde toujours des secrets, des reliques et du sable au fond des poches. On ne se résigne jamais à tout balancer.
Car quand tout est trop lisse c'est ennuyant, et quand c'est ennuyant on perd l'étincelle au fond des yeux.

Qui a dit que les musées devaient toujours être ennuyants ?