jeudi 14 janvier 2016

S'il est un moment...



S'il est un moment de mes journées que j'attend et apprécie, c'est incontestablement quand vient l'heure de boire un thé.

Le cérémonial est toujours identique. Préparer le réchaud et la popotte, verser la quantité exacte d'eau, allumer la flamme, couvrir et attendre le frémissement magique. Pendant ce temps, préparer la tasse et la boule à thé, éventuellement quelques biscuits. Puis verser l'eau. C'est à cet instant que toute la magie se produit.

C'est comme une rencontre éclair entre la quiétude des feuilles de thé, sages et immobiles, et la fougue brûlante et frondeuse du liquide. Les arômes alors se dégagent, l'eau se teinte de verts cuivrés, la fumée déjà s'échappe et disparaît.

Tout cela ne dure que quelques minutes, et c'est pourtant la promesse d'un moment à venir qui sera lui hors du temps.
Hors du temps, car ce cérémonial ancre dans le moment présent. Je fais fi du mauvais temps, de la circulation, des kilomètres restants. Seul compte cette tasse. Bleue avec un couvercle vert. Achetée 20 centimes à l'Armée du Salut, quelle a été son histoire ?
Quels breuvages a t-elle vu défiler ? Avec combien de petites cuillères a t-elle fricoté ? Tout ceci ne me regarde pas, et d'ailleurs je ne la juge pas.

Pour le moment, il s'agit juste de la prendre dans mes mains et de laisser sa chaleur m'envahir. De mes doigts, je sens tout mon corps qui la reçoit. Attendre quelques minutes pour ne pas se brûler les lèvres. Se mettre alors face au paysage. Assis en tailleur, adossé contre un abribus, vautré sur un tas de cailloux, allongé dans l'herbe, à genoux sous la tente...
Sur une plage déserte au crépuscule en tête à tête avec le ressac, face aux collines avec des centaines d'admirateurs joufflus et laineux, devant l'austérité d'une face nord et de ses glaciers, emmitouflé dans mon duvet sous la tente avec la tempête qui se déchaîne dehors, mais aussi devant un hangar sans âge d'une zone industrielle abandonnée, évidemment.

Puis la première gorgée, toujours trop hâtive. C'est encore trop chaud, alors je me brûle. Ca me pique la langue, enflamme ma gorge et foudroie l'estomac. Mais pourtant j'y retourne. Alors j'aspire goûlument en ajoutant de l'air, pour atténuer l'effet. Ca fait du bruit oui, désolé Maman.

Puis c'est decrescendo, les gorgées sont de moins en moins chaudes mais assez pour préserver le goût. La perfection étant atteinte quand je finis la dernière gorgée en jugeant que la température était idéale.
Je vérifie alors s'il ne reste pas une goutte qui aurait voulu échapper au reste de la troupe. Elle survit rarement.

Ce rituel du thé me permet de m'échapper du monde qui m'entoure tout en le sublimant. Je suis à la fois absent et totalement présent. Je contemple depuis le haut l'agitation du bas.

Lorsqu'en plus, j'ai l'immense plaisir de recevoir mon thé préféré directement depuis la France, là c'est la grande classe. On s'est recontrés à Annecy, rue Sommeiller.

Sensible aux mots, c'est d'abord son nom qui m'a attiré.

"Toits du monde".

Déjà, il m'invitait à la fête. Déjà il était la promesse d'escapades enchanteresses et de longues contemplations.
Puis son parfum et ses saveurs ont fini de me faire chavirer. Alors j'ai appris à le connaître, et jusqu'à présent il ne m'a jamais déçu.
Merci donc à la personne qui a rendu possible nos retrouvailles en ces terres éloignées. Qu'elle en soit remerciée à travers ces quelques mots.

"Les meilleures feuilles de thé doivent être ridées comme les bottes de cuir des cavaliers tartares, craquelées comme la peau d'un buffle, elles doivent briller comme un lac agité par le souffle d'un zéphir.
Elles doivent dégager un parfum semblable à celui de la brume qui s'élève au-dessus d'un ravin solitaire dans la montagne, et leur douce saveur doit évoquer la terre sous une fine pluie..."

Lu Yu  - Maître de thé sous la dynastie Tang (618-907)



1 commentaire:

  1. Belle plume, je n'aurais pas cru qu'on pouvait rendre au thé ce côté lyrique !

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